La direction m'en rendrait responsable, et elle aurait raison. Quoi !
19/02/2013 18:50endant ma promenade, une pensée m'obsède si le voyage allait s'accomplir sans que j'en pusse rien tirer pour mon journal. La direction m'en rendrait responsable, et elle aurait raison. Quoi ! pas une aventure de Tiflis à Pékin !. Ce serait ma faute, évidemment. Aussi suis-je décidé à tout pour éviter un tel malheur. Il est dix heures et demie lorsque je viens m'asseoir sur un des bancs à IV 33 37 Claudius Bombarnac l'arrière de l'Astara. Mais avec cette brise qui prend debout, il m'est impossible d'y demeurer. Je me relève donc et marche vers l'avant, en me retenant au plat-bord. Sous la passerelle, entre les tambours, je suis si vivement secoué par le vent qu'il me faut chercher un abri le long des colis recouverts par le prélart. Étendu le long des caisses, serré dans ma couverture, la tête appuyée contre la toile goudronnée, je ne tarde pas à m'assoupir. Après un certain temps, dont je n'ai point la notion exacte, je suis réveillé par un bruit singulier. D'où provient ce bruit ?. J'écoute plus attentivement. On dirait un ronflement qui se fait près de mon oreille. C'est quelque passager de l'avant, pensai-je. Il se sera introduit sous le prélart entre les caisses, et il ne doit pas être mal dans cette cabine improvisée. À la lueur qui filtre par la partie inférieure de la lampe d'habitacle, je ne vois rien. J'écoute de nouveau. Le bruit a cessé. Je regarde. Personne sur cette partie du pont, car les passagers de seconde classe sont étendus à l'avant. Allons, j'aurai rêvé, sans doute, et je reprends ma position de dormeur. Cette fois, pas d'erreur possible ! Le ronflement a recommencé, et je m'assure qu'il vient de cette caisse, contre laquelle ma tête est appuyée. Pardieu, me dis-je, il y a un animal là-dedans ! Un animal ?. Lequel ?. Un chien ?. Un chat ?. Non ! Pourquoi aurait-on caché un quadrupède domestique dans cette caisse ?. Un fauve alors. une panthère, un tigre, un lion. Me voilà lancé sur cette piste. Des fauves que l'on expédie à une ménagerie ou à quelque sultan de l'Asie centrale. Cette caisse est une cage, et si la cage s'ouvrait. si le fauve se précipitait sur le pont. quel incident de voyage. quelle matière à chronique !. Et voyez jusqu'où peut aller la surexcitation cérébrale d'un reporter en quête de reportage ; il faut à tout prix que je sache à qui on envoie ce fauve, s'il est à destination d'Ouzoun-Ada ou s'il va jusqu'en Chine. L'adresse doit être sur la caisse. Je prends une allumette-bougie, je la frotte, et, comme je suis placé sous le vent, la flamme se tient droite. À sa clarté, que vois-je ?. IV 34 38 Claudius Bombarnac La caisse renfermant le fauve est précisément celle qui porte l'adresse Mlle Zinca Klork, avenue Cha-Coua, Pékin, Chine. Fragile, mon fauve !. Craint l'humidité,sac a depeches hermes mon lion !. Soit ! Mais à quel propos Mlle Zinca Klork, cette jolie - car elle doit être jolie cette Roumaine, - car elle est certainement roumaine - se fait-elle expédier un fauve en boîte sous cette qualification ? Raisonnons au lieu de déraisonner. Cet animal, quel qu'il soit, il faut qu'il mange, il faut qu'il boive. Or, à partir d'Ouzoun-Ada, on compte onze jours pour la traversée de l'Asie jusqu'à la capitale du Céleste-Empire. Eh bien, qui lui donnera à boire, à cette bête, et qui lui donnera à manger, si elle ne doit pas sortir de sa cage, si elle y reste enfermée pendant tout le trajet ? Les agents du Grand-Transasiatique n'auront pour ledit fauve que les attentions délicates exigées pour le transport d'une glace, puisqu'il est déclaré tel, et il mourra d'inanition !